FIGARO
Credit, Stéphane Reynaud
LES PETITS SECRETS DU VIN SANS ALCOOL, LE NOUVEL ELDORADO
De plus en plus de producteurs traditionnels et de startuppeurs répondent à une demande croissante des consommateurs. La production décolle et la tendance s’installe.
Le vin sans alcool, encore sujet de plaisanterie il y a quelques années, serait-il en train de bouleverser le petit monde feutré de l’œnologie ? Chacun peut le penser, au regard du nombre d’entreprises qui se lancent sur ce créneau et des succès obtenus par quelques-unes. Avec un temps de retard, le vin suit le mouvement commencé par le secteur de la bière, très avancé sur le sujet : les ventes de bières sans alcool affichent des croissances soutenues depuis des années. L’univers des spiritueux n’est pas en reste. La raison de ce décalage entre les différentes filières est sans doute à chercher du côté des investissements considérables indispensables pour mettre au point de nouveaux breuvages. Les budgets de recherche ad hoc restent souvent hors de portée de la grande majorité des entreprises viticoles. Quoi qu’il en soit, la demande est bien là. « Nous avons la conviction de répondre à une évolution sociétale », explique Rodolphe Frerejean-Taittinger. Lui est déjà copropriétaire d’une maison de champagne. Mais avec son épouse, Maggie, une gastronome qui a longtemps œuvré pour le Guide Michelin aux États-Unis et la top-modèle Constance Jablonski, il a créé il y a un peu plus de trois ans la société French Bloom. « Mon épouse était enceinte, elle se sentait rejetée de la fête, raconte Rodolphe Frerejean-Taittinger. Elle ne pouvait pas trinquer. D’où notre idée de créer un vin sans alcool qui soit le plus naturel possible. » Une jolie histoire.
À cette même période, Coralie de Boüard, propriétaire et vigneronne à Saint-Émilion, reçoit une demande inattendue : « Elle est venue du club de foot PSG, qui voulait un vin sans alcool pour ses soirées. J’ai relevé le défi et j’ai finalement produit 35 000 bouteilles de Prince Oscar », raconte l’intéressée. Et de continuer : « Il y a une nouvelle génération qui consomme peu d’alcool, notamment des sportifs, car un verre de vin sans alcool compte environ 20 calories, soit cinq fois moins qu’un vin classique. Des couples d’Américains me commandent des lots de 120 bouteilles. Un importateur de New York multiplie les demandes de palettes… »
Michael Paetzold, œnologue consultant à Bordeaux et ailleurs dans le monde, connu pour ses multiples innovations et brevets déposés, explique : « Il y a vingt ans déjà, je me disais que cette demande du sans-alcool allait arriver. J’étais un peu en avance, mais j’avais mis au point une technique de désalcoolisation qui est restée. Et, depuis un an et demi, tout le monde veut faire du sans-alcool. En France, les demandes viennent de tous les vignobles, mais aussi des microbrasseries de bière et des producteurs de cidre. C’est un mouvement de fond. » Et d’ajouter : « Les gens veulent continuer à trinquer, et ce geste doit rester associé à une boisson culturelle, un vin, une bière, un cidre, mais sans alcool. Cela ouvre un nouveau marché qui va sans doute concerner à la fois les viticulteurs et les grosses machines du secteur agroalimentaire. »
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«Les consommateurs sont à la recherche de choix »
Chez Pernod Ricard, où le phénomène est étudié avec la plus grande attention, on se montre catégorique : « Dire que la demande vient des femmes enceintes ou des gens qui ont des problèmes de santé relève du cliché, explique Isabelle Pernet, directrice de l’innovation chez Pernod Ricard. Il faut bien comprendre que nous sommes dans une logique d’alternance et d’exploration. Les consommateurs sont à la recherche de choix. Ils consomment selon les moments des produits avec et sans alcool. C’est ce que nous appelons ici le “flexidrinking”. La constante est la recherche de qualité, car aucun consommateur ne veut faire de compromis sur le plaisir. Tout cela n’est pas un feu de paille. Cette tendance va s’installer dans la durée. Il s’agit d’inflexions à long terme. »
Certains observateurs portent cependant un regard critique sur le phénomène et y voient même un début de prohibition qui pointe le bout de son nez : « Dans cette croisade contre l’alcool, il y a un quiproquo, explique le philosophe Emanuele Coccia. Si certains abusent de l’alcool, il faut comprendre que le problème n’est pas l’alcool, mais les problèmes, les traumatismes que portent ces personnes. Et, aujourd’hui, on s’attaque aux conséquences, alors qu’il faudrait traiter la cause. On traduit ainsi dans l’univers de la consommation alimentaire le refus de prise en compte du réel. Et on est en train de faire passer un renoncement pour une vertu. »
D’un point de vue plus pratique, comment fait-on du vin sans alcool ? « La meilleure solution, de mon point de vue, consiste à combiner une osmose et une distillation. C’est une technique plus lente et plus coûteuse que d’autres, mais elle permet de mieux protéger les arômes », reprend l’œnologue Michael Paetzold.
Recherche et développement
Le vin sans alcool n’est pas une science exacte. Chacun améliore en permanence sa formule. « La mise au point de French Bloom est passée par un gros travail de recherche et développement, insiste Rodolphe Frerejean-Taittinger. Il fallait sortir de l’approche dogmatique. Nous voulions travailler le vin avec une approche spécifique dès la vendange pour limiter la procédure de désalcoolisation qui suit »,sachant qu’en fin de vinification le vin atteint 13-14°. Rodolphe Frerejean-Taittinger et ses associés choisissent de travailler avec des raisins du Languedoc, « des pinots noirs et des chardonnays qui répondent mieux à nos attentes, car ils ont plus d’épaule. En revanche, pour conserver un maximum d’acidité, nous devons vendanger plus tôt. La région est bio à 40 %, et nous souhaitons justement réaliser un vin bio, qui ne comportera pas de sulfites ni de sucres ajoutés. Nous vinifions dans des fûts en chêne pendant plus ou moins huit mois. Les vins sont boisés, puis acidifiés avec de l’acide tartrique. Nous le désalcoolisons avec une triple distillation sous vide à froid à 32°. » Une distillation qui a un défaut majeur : la perte de plus ou moins 60 % des arômes. Il a fallu trouver des solutions pour les réintégrer. French Bloom avait déjà lancé deux cuvées en blanc et en rosé, « plutôt destinées à la célébration. Maintenant, l’entreprise va plus loin, avec le lancement d’une cuvée millésimée, un vin plus complexe. »
De son côté, Coralie de Boüard a préféré s’adresser à des entreprises déjà rodées à ces procédures : « Nous envoyons nos vins finis en citerne en Allemagne, car les Allemands maîtrisent ce savoir-faire. Ils pratiquent une distillation à froid à 32° sous vide. Avant cela, les arômes sont capturés avec une résine alimentaire qui absorbe les arômes comme la coquille d’œuf absorbe les arômes de la truffe. Les vins reviennent chez nous mis en bouteille. »
De l’avis général, les techniques sont encore perfectibles. « En termes de qualité, nous pouvons aller beaucoup plus loin, reprend Michael Paetzold. Nous nous posons beaucoup de questions, notamment sur la texture en bouche. Il faut trouver la bonne composition, le niveau d’extraction optimal, innover avec de nouvelles techniques. Je pense d’ailleurs que ces recherches bénéficieront à terme aux vins classiques. »
Tous les grands groupes du secteur travaillent sur le sujet. Chacun cherche la recette. Il y a de vrais enjeux sur le sujet du sans-alcool. Il s’agit d’investir. Au sein du groupe Pernod Ricard a été créé un service spécial, la No Low Company, avec une quinzaine de salariés qui planchent sur le sujet.
Des prix élastiques
Rodolphe Frerejean-Taittinger et ses deux associées ont été rejoints à l’occasion des deux premières levées de fonds par Jean Moueix, de Petrus, Florent Hérard Dubreuil, la famille Houzé, Frédéric Biousse et quelques autres investisseurs de premier plan. Un troisième tour de table est en préparation. D’autres préfèrent sous-traiter les étapes finales : « Si je ne faisais pas appel aux entreprises allemandes, je devrais investir 4 millions d’euros dans une structure de desalcoolisation. »
Les prix des vins sans alcool sont très élastiques. Le Prince Oscar de Coralie de Boüard est vendu entre 24 et 29 euros. Autre politique tarifaire pour French Bloom, qui a produit 300 000 bouteilles l’an passé et compte bien dépasser les 3 millions de flacons à l’horizon 2027-2028. Le nouveau flacon, en série limitée, est proposé à 109 euros chez les cavistes. Son prix devrait largement dépasser les 300 euros en restauration.
Le rapport entre le prix et le plaisir de dégustation est-il justifié ? « Le problème du vin sans alcool, c’est son goût métalleux. Je reconnais que notre V1 n’était pas fou, mais nous sommes très fiers de la V8 », explique Rodolphe Frerejean-Taittinger. Au nez, le French Bloom présente des arômes de noix, d’abricot sec, de vanille, quelques pointes d’épices. À ce stade, il peut être comparé à un vin classique. Mais la bouche le fait entrer dans une catégorie à part. On ne retrouve ni le corps, ni le gras, ni la texture habituels. Il s’agit d’un nouveau produit, d’une grande fraîcheur, très léger. Est-ce vraiment du vin ? « Certains pensent que le vin doit comporter un pourcentage d’alcool, mais je pense que, si le produit est complexe et qu’il donne du plaisir, cela suffit », affirme Rodolphe Frerejean-Taittinger. La loi française est du côté du sans-alcool. En France, on peut faire un produit « zéro alcool » et l’appeler vin s’il est réalisé à partir de raisin. En Italie, ce n’est pas possible.
Le vin sans alcool a de beaux jours devant lui. Bella Hadid, mannequin star, vient de lancer Kin Euphorics, un vin sans alcool. Ses 60 millions de followers le connaissent déjà. French Bloom œuvre avec le groupe Ducasse, les hôteliers Rosewood et Six Senses, le caviste Nicolas, les Galeries Lafayette, le groupe Moma et Paris Society… Aux États-Unis, la marque est partenaire de Coachella, le grand festival de musique organisé en Californie.
« Il y a deux ans, tout le monde m’a prise pour un ovni. Aujourd’hui, la consommation de sans-alcool est assumée », conclut, quant à elle, Coralie de Boüard. Et de reprendre : « Il y a quelques mois, je ne savais pas quel serait l’avenir de mon entreprise. Nous avions réalisé des avances de trésorerie colossales. J’ai évoqué le dépôt de bilan avec mon banquier. Le vin sans alcool est une bouée de sauvetage. Cela donne d’ailleurs des idées à mes voisins. Un peu de concurrence sur ce produit sera très positif. »
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